Quelles sont les limites aux questions qui peuvent être posées lors d’un interrogatoire préalable?

L’interrogatoire préalable constitue une étape essentielle de la préparation au procès civil au Québec. Prévu aux articles 221 et suivants du Code de procédure civile, il permet aux parties d’explorer la preuve adverse, d’obtenir des admissions et de mieux circonscrire les faits réellement en litige. Lors de cette procédure, il n’est pas rare qu’une question requiert du témoin de fait qu’il formule une opinion, entrainant du même coup une objection. Dans une telle situation, le témoin de fait est-il dans l’obligation de répondre malgré l’objection?

En principe, la distinction entre le témoin de fait et le témoin expert est fondamentale. Le premier rapporte ce qu’il a personnellement vu, entendu ou fait, alors que le second exprime une opinion fondée sur des connaissances techniques ou scientifiques. Le droit québécois, fidèle à cette distinction, réserve l’expression d’une opinion au domaine de l’expertise. Un témoin ordinaire n’est donc pas appelé à conclure, interpréter ou analyser la situation, il doit se limiter à relater les faits tels qu’il les a perçus.

Dans le contexte particulier de l’interrogatoire préalable, la portée de cette règle doit toutefois être comprise avec souplesse. En effet, lors de l’interrogatoire préalable, la personne interrogée est souvent appelée à répondre à une question, malgré une objection.  À ce stade préparatoire, l’objectif demeure la divulgation la plus complète possible des faits. C’est pourquoi les tribunaux recommandent généralement de laisser le témoin répondre, quitte à débattre ultérieurement de la recevabilité de la réponse au procès.

Depuis les modifications des règles régissant le cadre de l’interrogatoire préalable en 2016, l’état du droit à évolué sur cette question :

[16]      En raison de ses dispositions de l’article 228 C.p.c., il est acceptable pour un témoin de refuser de répondre à des questions qui sont tellement peu pertinentes qu’elles constituent en soi un abus ou rendent l’interrogatoire lui-même abusif.

[17]      Malgré certaines incertitudes en doctrine et jurisprudence, il apparaît aussi qu’une tendance claire se dessine nous permettant de considérer qu’il n’est généralement pas permis à un témoin de refuser de répondre à des questions hypothétiques ou même à des questions qui semblent demander que celui-ci formule une opinion, à moins que ces questions constituent un réel abus.

[18]      En principe, malgré de telles questions hypothétiques ou demandant une opinion au témoin, celui-ci devrait, lors de l’interrogatoire préalable, répondre à la question malgré l’objection. Ce n’est qu’ultérieurement que le débat sur celle-ci devrait se tenir et que le Tribunal sera appelé à décider, si cela lui est demandé par les parties, de la recevabilité de la question et par voie de conséquence, si la réponse peut faire partie de la preuve.

 Ouellet c. Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, 2021 QCCS 9

Quant à la pertinence des questions, le jugement précédent venait rappeler qu’il est acceptable pour un témoin de ne pas répondre à des questions tellement peu pertinentes qu’elles constituent en soi un abus ou rendent l’interrogatoire lui-même abusif.

Les honorables Sansfaçons, Lavallée et Baudouin venaient également souligner ceci dans Procureur général du Canada c. Signature on the Saint-Laurent Group, 2024 QCCA 538 :

[10]      Ainsi, la règle est simple : le témoin ne peut refuser de répondre à une question, sauf dans les rares cas mentionnés au deuxième alinéa de cet article. Comme la Cour le souligne dans Groupe Hexagone : « [l]’article 228 C.p.c. fait clairement la distinction entre, d’une part, les objections portant sur la non-contraignabilité de la personne interrogée, sur les droits fondamentaux ou encore sur une question soulevant un "intérêt légitime important" et, d’autre part, les autres objections, notamment celles portant sur la pertinence ». Lorsque l’objection porte sur la pertinence, les objections sont notées et sont tranchées par le juge saisi du fond, lequel est habituellement mieux placé pour en décider à la lumière de l’ensemble de la preuve. L’expérience montre d’ailleurs qu’un grand nombre de telles objections deviennent caduques et sont tout simplement abandonnées une fois rendues au fond.

[11]      Il est vrai que dans certains rares cas – bien plus rares qu’on peut le penser, une fois la règle bien comprise et appliquée –, la personne interrogée pourra légitimement refuser de répondre lorsque, par exemple, la question sera à la fois à ce point non pertinente au litige, onéreuse ou dilatoire que les conséquences d’y répondre s’apparenteraient à un abus de droit. L’intervention du tribunal s’imposerait alors afin de reconnaître le droit de ne pas répondre à la question. Cela pourrait aussi être le cas lorsque la question serait à la fois non pertinente au litige et démontrerait un comportement vexatoire ou quérulent de la part de la partie qui la pose. Saisi d’une demande visant à faire trancher une telle objection, le juge, bien qu’appliquant le principe selon lequel au stade des interrogatoires préalables la notion de pertinence doive être interprétée de façon large et libérale, serait justifié de maintenir l’objection après s’être assuré que la question est véritablement étrangère au litige et onéreuse, dilatoire ou vexatoire. À l’opposé, le refus injustifié de répondre en contravention à la règle prévue à l’article 228 C.p.c., refus qui obligerait la partie adverse à se présenter auprès du tribunal afin de forcer la personne interrogée à répondre à la question, pourrait de même, le cas échéant, être assimilé à l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable forçant le dépôt de la demande au tribunal, ce qui pourrait donner lieu aux sanctions prévues aux articles 51 et s. C.p.c.

Ainsi, lorsque l’objection porte sur la pertinence, les objections sont notées et tranchées par le juge saisi du fond, puisque ce dernier est généralement mieux placé pour déterminer ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. Or, la personne interrogée sera tout de même tenue répondre à la question, excepté si cette dernière est à la fois étrangère au litige et est onéreuse, dilatoire ou vexatoire.

En somme, un témoin de fait peut formuler une opinion dans le cadre d’un interrogatoire préalable, même s’il n’en aurait autrement pas le droit. Si la question nécessitant de formuler une opinion est jugée pertinente, ce dernier sera tenu d’y répondre.

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